L’avenir sera-t-il quantique ?

L'avenir sera-t-il quantique ? C’est la captivante question à laquelle le physicien Julien Bobroff, professeur à l’Université Paris-Saclay, apportera des éléments concrets de réponse lors de sa conférence ouverte à tous dans les locaux d’ENSTA Paris lundi 24 avril à 18h. A titre d’aperçu des nombreux aspects qu’il abordera au cours de cette conférence, Julien Bobroff nous a accordé une interview dans laquelle il livre son point de vue de chercheur et de vulgarisateur face aux nouveaux enjeux de la physique quantique.

ENSTA Paris : La physique quantique a la réputation d’être un domaine difficile à vulgariser. Quel est votre secret ?


Julien Bobroff : Je ne suis pas certain que la physique quantique soit si compliquée que cela à vulgariser. Cette réputation est un peu surjouée par les physiciens eux-mêmes, qui aiment bien la rendre parfois un peu plus mystérieuse qu’elle ne l’est vraiment. Ça n’est pas plus compliqué que d’expliquer la mécanique des fluides.

En tant qu’enseignant, je bénéficie d’un terrain d’entrainement intéressant pour apprendre à expliquer des choses complexes. Et c’est cela le vrai secret, l’entrainement. Il y a longtemps que je fais cela dans tous les contextes, devant tous les publics possibles. Quand on doit expliquer la physique quantique à des collégiens ou des pensionnaires d’une maison de retraite, on est confronté à tant de situations différentes qu’à la fin on sait faire face à tous les cas de figure.

J’ajouterai qu’en matière de vulgarisation, j’ai l’avantage d’être un physicien à peu près normal, pas un génie : quand on m’a parlé de quantique pour la première fois, j’ai éprouvé les mêmes difficultés à comprendre que l’immense majorité des gens. Je me mets donc facilement à leur place et je sais ce que c’est d’entendre pour la première fois un concept complexe. Ça m’aide à mieux l’expliquer.

 

Votre conférence pose la question de savoir si l’avenir sera quantique. Mais le présent ne l’est-il pas déjà ?

Julien Bobroff : Oui, cela fait à peu près 50 ans que nous vivons dans une société gouvernée par la quantique. Toute l’électronique qui nous entoure, toute l’informatique, tout l’éclairage par LED, les lasers, tout cela a été inventé par les spécialistes de la physique quantique. La brique élémentaire, le transistor, c’est un objet quantique inventé par les physiciens en manipulant des électrons astucieusement. Les manifestations du quantique sont déjà partout autour de nous.

Mais la question que je pose en ouverture de ma conférence interroge en réalité ce qui se joue autour de nous en ce moment : depuis quelques années, nous sommes capables, grâce à des progrès plus technologiques que scientifiques, de manipuler des objets quantiques à petite échelle. Un seul atome, une seule molécule, un seul photon. On est capables de faire des expériences où on manipule des objets individuellement. On peut soudain accéder à des propriétés auxquelles on n’accédait pas avant : intrication, superposition d’états.

A partir de là un nouvel univers s’ouvre aux physiciens, aux ingénieurs, aux informaticiens, parce qu’on peut imaginer de nouvelles applications. C’est très paradoxal. Savoir manipuler un seul atome permet de créer les capteurs les plus sensibles au monde, pour mesurer par exemple les modifications du champ de gravité provoquées par les prémices d’une éruption volcanique. Le champ de la physique quantique rattrape plein de domaines d’application.

C’est ça la nouvelle révolution quantique, après la première qui a concerné les lasers et les transistors. Mais on ne sait pas encore si elle va avoir un impact aussi grand que la première. S’agit-il de niches, ou l’ordinateur quantique permettra-t-il de créer des applications qui auront un effet vertigineux sur plein de pans de la société ? Nous sommes dans ce moment très exaltant, mais aussi très incertain, du lancement d’un nouveau champ scientifique. Ma conférence vise justement à fournir quelques éléments de réponse à cette question cruciale.

L’ordinateur quantique est justement l’application la plus couramment citée parmi les promesses du futur. De quelles autres innovations le quantique pourrait-il être porteur ?

Julien Bobroff : De façon très paradoxale, l’ordinateur quantique est l’application dont on parle le plus mais qui aujourd’hui fonctionne le moins bien. Pour l’instant les ordinateurs quantiques ne servent à rien. Ils marchent moins bien que les ordinateurs traditionnels.

A côté de cela, plein d’applications fonctionnent parfaitement. Deux domaines d’application me plaisent beaucoup : celui des capteurs, tout ce qui va mesurer. Avec cette nouvelle révolution quantique on est capable de créer de nouveaux types de capteurs : plus petits, et plus sensibles. On devient capable de détecter des éruptions volcaniques avant qu’elles ne se produisent. Des effets minuscules mais qu’on est capables de mesurer avec ces nouveaux capteurs quantiques.

Dans le domaine de la miniaturisation, on sait utiliser des nanodiamants qu’on peut glisser dans les cellules de notre corps pour mesurer la température. Cela peut être utilisé dans la lutte contre le cancer par radiothérapie : on arrête l’irradiation quand il faut et on ne chauffe pas trop les parties saines afin de limiter les effets secondaires du traitement. Tout ça existe déjà dans les labos à l’état de prototype, de brevets, c’est testé, mais on en est encore juste à la bascule entre recherche fondamentale et recherche appliquée.

Autre type d’application tout à fait passionnante, c’est l’imagerie : on joue sur les grains de lumière, les photons, avec des technologies héritées des expériences sur l’intrication quantique. On s’est rendu compte qu’on était capables de faire de l’imagerie photon par photon. Ça permet d’avoir besoin de moins de lumière pour faire une image, mais aussi de faire des images en 3D, ou d’objets derrière un mur : on va contourner le coin du mur en envoyant des photons qui vont ricocher, taper sur l’objet et on va pouvoir les détecter en retour. Les enjeux sont considérables en matière d’imagerie.

Enfin on peut bien sûr évoquer la cryptographie quantique, c’est-à-dire faire des codes secrets inviolables grâce à la physique quantique.

Quels sont les enjeux de l’enseignement du quantique dans l’enseignement supérieur français ?

Julien Bobroff : Depuis deux-trois ans, on assiste à un revirement spectaculaire et tout à fait délectable pour moi : soudain, beaucoup d’écoles d’ingénieurs qui avaient pour l’essentiel abandonné la physique fondamentale et la quantique dans leur cursus, s’y remettent à fond car elles ont enfin compris les enjeux en termes de technologie et de débouchés majeurs.

Ce qui est spécifique, c’est que cette nouvelle révolution quantique est très interdisciplinaire : pour arriver à faire quelque chose de bien dans ce domaine-là, il faut à la fois de très bons informaticiens, de très bons ingénieurs et de très bons physiciens. Et il faut les mettre ensemble pour que quelque chose se produise. Là, les écoles d’ingénieurs ou les universités qui ont des cursus très spécialisés sont bien armées pour cela si elles arrivent à construire des masters ou des filières qui mélangent un peu ces cursus. Mais il ne faut surtout pas que ce soit du saupoudrage, qui ne servira à rien une fois arrivé dans les startups et les laboratoires de pointe.

Je crois plus à une formation où on choisit un des secteurs, dans lequel on forme à un haut niveau de technicité et d’expertise, par exemple la physique, l’électronique, l’informatique quantique, mais en même temps dans ce cursus il faut acculturer les étudiants aux autres champs par exemple en faisant quelques projets interdisciplinaires pendant les cursus. Donc un mix avec un cœur disciplinaire très fort, et ça il ne faut surtout pas le perdre, et en même temps que les étudiants aient une culture interdisciplinaire afin de savoir parler et échanger avec les gens des autres disciplines sur des sujets communs. Ce n’est pas simple à monter, mais il faut le construire.

La France dispose-t-elle d’un écosystème de recherche et développement à même de lui assurer une place dans le monde quantique qui vient ?

Julien Bobroff : Oui. Historiquement, la France est parmi les pionnières des technologies quantiques. Les premières puces quantiques supraconductrices qui ont servi à Google pour faire son ordinateur quantique ont été inventées en partie en France au Cea sur le plateau de Saclay. L’intrication a été découverte et démontrée à Orsay par Alain Aspect. Les chercheurs de Grenoble sont en pointe sur les technologies du spin quantique. On a de vrais savoir-faire et des chercheurs et ingénieurs au meilleur niveau mondial.

Après, il faut se comparer à la bonne échelle, et pour moi la bonne échelle est européenne si nous voulons éviter une fuite des cerveaux vers les États-Unis ou la Chine. On a clairement une carte à jouer car nous disposons d’un tissu solide de laboratoires, d’expertises de pluridisciplinarités, entre des pays proches. Les Pays-Bas sont très forts, l’Allemagne aussi, la France également. L’Europe l’a compris en mettant en place des programmes européens adaptés.

Sur le plan des financements, il y a des choses non négligeables sur la table. Ces financements vont à la fois à la recherche fondamentale et à la recherche appliquée, ce qui est très rare. Pour moi tous les voyants sont au vert.

Seul bémol concernant la France, la lourdeur administrative avant de pouvoir utiliser les fonds. Pour mon dernier livre, j’ai regardé ce qui se passait quand on met de l’argent dans un plan et qu’on regarde le temps qui s’écoule entre l’annonce politique et le temps qu’on met pour l’employer. En Allemagne, l’argent pour acheter les machines est dans les labos quelques mois après. En France, il n’est pas rare de devoir attendre au moins un an et demi, voire deux ans… Nous avons un vrai problème de lourdeur administrative sur lequel il faut travailler, faciliter la vie des chercheurs pour qu’ils puissent engager des fonds plus facilement, et ne pas être tentés de partir à l’étranger.