Matthieu Sacher et Laurent Mortier, enseignants-chercheurs de l’ENSTA et membres du CIMO et d’IngéBlue, travaillent sur la réduction des impacts du transport maritime et les observatoires marins. C’est la synthèse de leurs travaux qu’ils présenteront lors de la conférence internationale "One Ocean Science Congress" du 2 au 6 juin.
Il n'y a qu'un océan
Ressource essentielle à la prospérité et au bien-être de l'humanité, l’océan joue un rôle crucial dans la régulation du climat et dans la subsistance de trois milliards de personnes, dont la grande majorité vit dans les pays en développement.
Changement climatique, surpêche, pollution et conflits d'utilisation, l'océan est menacé par des pressions combinées. Il a besoin de toute urgence d'efforts décisifs, rapides et unifiés pour faire face à sa situation critique et maximiser les solutions qu'il offre.
Préserver l’océan, une question centrale du congrès scientifique OOSC et de la conférence des Nations Unies sur l’Océan UNOC3
La troisième conférence des Nations unies sur l’océan (UNOC3) se tiendra à Nice du 9 au 13 juin 2025. L’ensemble des acteurs - scientifiques, monde économique, associations, décideurs politiques - seront rassemblés pour initier et déployer des actions concrètes de « conservation et exploitation durable des écosystèmes marins et côtiers » qui correspondent à l’ODD14, 14e objectif de développement durable de l’ONU, qui est le moins financé de tous les ODD.
En amont et appui de ce rendez-vous, le CNRS et l'Ifremer - avec leurs partenaires, dont l’ENSTA - ont été chargés d'organiser le One Ocean Science Congress (OOSC) à Nice du 3 au 6 juin 2025, consacré à la science, afin de fournir aux chefs d'État et de gouvernement, ainsi qu'à l'ensemble de la société, des informations scientifiques complètes sur la santé de l'océan et sa trajectoire future. Les décisions fondées sur la science devraient permettre la conservation et l'utilisation durable de l'océan, optimiser les solutions qu'il offre et sauvegarder les services et les avantages qu'il procure à l'humanité.
Deux chercheurs de l’ENSTA défendent une recherche pluridisciplinaire et collégiale pour atteindre rapidement des objectifs significatifs
Réunis au sein du Centre interdisciplinaire Mers et Océan (CIMO), l’Ifremer, le CNRS, l’ENSTA et les écoles de l’Institut Polytechnique de Paris conduisent une recherche pluridisciplinaire pour préserver l’océan, mesurer ses évolutions, réduire l’empreinte carbone du transport maritime ou produire durablement de l’énergie marine en mettant en réseau plus de 200 chercheurs des 6 écoles d’ingénieurs d’IP Paris et d’organismes nationaux de recherche, Ifremer et CNRS en premier lieu.
L’ENSTA est également la cheffe de file de l’institut français d’ingénierie maritime « IngéBlue » qui réunit 15 établissements (écoles, universités et organismes publics d’expertise).
Matthieu Sacher et Laurent Mortier sont enseignants-chercheurs à l’ENSTA et membres du CIMO et d’IngéBlue. Sur les campus ENSTA de Brest et de Paris-Saclay, leurs travaux de recherche portent sur la réduction des impacts du transport maritime et les observatoires marins.
Matthieu, Laurent, quels sont les objectifs de vos interventions à l’OOSC ?
Matthieu Sacher (enseignant-chercheur en sciences mécaniques, hydrodynamique et ingénierie marine, il enseigne l’architecture navale. Il intervient le 5 juin à l’OOSC) :
"Le dynamisme des réseaux scientifiques multidisciplinaires est le prérequis d’une recherche appliquée performante qui saura plus rapidement apporter les connaissances et capacités d’innovation attendues. Je profite de l’OOSC pour passer ce message et l’illustrer avec quelques projets de recherche que nous menons avec nos collègues d’autres écoles d’ingénieurs et laboratoires de recherche pour la décarbonation du transport maritime."
Laurent Mortier (enseignant-chercheur en océanographie, il enseigne la dynamique océanique et mène une activité importante pour le développement du système mondial d’observation de l’océan) :
"L'observation in situ des océans repose sur un grand nombre d'acteurs, notamment des chercheurs aux motivations diverses et la coordination de leurs activités demeure une question complexe qui implique des coûts importants. À mi-parcours de la Décennie de la science océanique, l'OOSC offre un cadre approprié pour avancer sur la question des infrastructures de recherche. Leur rôle dans la consolidation du système d'observation des océans et dans sa pérennisation est aujourd'hui mieux reconnu mais pose le sujet du partage des moyens et de leur coordination avec les agences opérationnelles. Une session de l'OOSC est consacrée à cette question, de même qu’un “townhall”, dans laquelle mes collègues européens et moi avons des présentations, et j’en assure la modération."
Matthieu, vos travaux visent à modéliser les conditions de performance de nouveaux systèmes de propulsion des navires afin de réduire la consommation des navires en carburant et leurs impacts environnementaux. Avec qui menez-vous ces travaux et où en est l’équipe ?
Ces projets bénéficient des financements publics français via l’Agence d'Innovation de Défense dans la mesure où leurs applications concernent à la fois le transport maritime et les plateformes navales de défense. Nous les avons obtenus en réunissant des équipes ENSTA (laboratoire de recherche IRDL, UMR du CNRS), de l’Ecole navale, de l’Ifremer et de l’ENSM. Nous faisons tous partie du réseau IngéBlue qui a facilité la réponse à l’appel à projet de l’AID.
La propulsion par le vent est une solution prometteuse pour décarboner le transport maritime. Cependant, son intégration sur les navires pose des défis en termes de manœuvrabilité et de pilotage. Au laboratoire de mécanique de l’ENSTA, nous développons des modèles physiques pour évaluer et optimiser les performances énergétiques des navires équipés de voiles rigides, semi-rigides, ailes de kite ou rotors. Ces modèles seront intégrés dans un simulateur 3D par l'ENSM pour former les navigants.
L’ajout de voiles modifie le comportement du navire, influençant la carène et la chaîne de propulsion. Le choix des routes maritimes est aussi plus dépendant des conditions météorologiques, nécessitant de nouveaux systèmes de routage. Depuis janvier 2024, le projet SOMOS, mené par l’ENSTA et l’ENSM, vise à comprendre et optimiser ces interactions. Nous élaborons des modèles physiques pour simuler les efforts et interactions complexes entre le système de propulsion vélique et le navire.
Un simulateur de navigation, développé par l’ENSM, intégrera les modèles physiques pour évaluer les impacts opérationnels des systèmes véliques. L’estimation de la consommation de carburant, les algorithmes de routage et les règles de navigation internationales seront testés à l’aide d’interfaces hommes-machines. L’expertise en modélisation CFD garantit l’optimisation du couplage aéro-hydrodynamique du navire.
Ces outils informatiques seront disponibles sur une plateforme en ligne, accessible aux universitaires et industriels pour favoriser l’innovation collaborative.
Matthieu, vos recherches portent aussi sur des hélices de navire à axe vertical (projets SHIVA et SAWASP). Fantaisie ou réalité, comment s’assurer des performances d’une telle innovation ?
Mesurer et prédire les conditions de succès d’une telle innovation c’est précisément le rôle des projets de recherche que nous menons.
Le projet SHIVA, financé par l’AID et porté par l’ENSTA, l’École Navale et l’Ifremer, vise à optimiser les performances d’un propulseur marin à axe vertical tout électrique. Il est capable de générer une poussée orientable à 360° en utilisant des pales mobiles autour de deux axes et compense ainsi partiellement ou totalement l’effet de dérive qui freine l’avancement du navire. Des approches d’optimisation multi-modèles visent à maximiser le rendement propulsif. Ce propulseur est prometteur pour les navires assistés par le vent.
En effet, contrairement à une hélice classique optimisée pour un point de fonctionnement unique (une vitesse et un régime donnés), ce propulseur tout électrique à pales verticales orientables permet d’ajuster en continu la poussée en fonction du régime de navigation. Cela autorise un rendement hydrodynamique optimal y compris en propulsion vélique qui modifie fortement l’équilibre et le point de fonctionnement du système propulsif.
C’est dans cette perspective que l’ENSTA, l’École Navale, l’Ifremer et Georgia Tech Europe ont initié le projet SAWASP, avec le soutien financier des Instituts Carnot ARTS et MERS. L’objectif est d’étudier le couplage aéro-hydrodynamique optimal d’un démonstrateur de navire hybride, combinant une voile rigide et deux propulseurs à axe vertical tout électriques. Ce démonstrateur, un navire de 6 mètres de long, est en cours de développement.
Une première thèse a déjà permis d'optimiser les performances hydrodynamiques du propulseur. Les essais en bassin, qui seront réalisés dans les infrastructures de l’Ifremer, sont prévus pour novembre 2025. Les premiers essais en mer, en rade de Brest, sont quant à eux programmés pour l’été 2026.
Laurent, quelles sont les grandes orientations scientifiques et objectifs à atteindre en matière d’observation de l’océan, des grands fonds aux littoraux ?
À bien des égards, l’observation de l’océan a fondé l’organisation actuelle de l’observation du climat.
Tout en observant pour découvrir - l’exploration des inconnus concentre toujours les mêmes forces - et comprendre les phénomènes, il faut collecter des données de façon très systématique pour aider les sociétés et les économies à composer avec les aléas, l’évolution du climat et la nécessaire exploitation et préservation des ressources.
Des grands fonds - il est beaucoup question aujourd’hui de leur exploitation minérale - aux littoraux - la moitié de la population mondiale vit à quelques dizaines de kilomètres du bord de mer et la ZEE concentre une très grande partie des ressources exploitées -, l’observation in-situ, complétée par la vision intégrée mais partielle des satellites, nous permet de comprendre les interactions extrêmement complexes entre ces milieux, des processus physiques aux écosystèmes marins qui ont toujours fasciné les mathématiciens. Mais elle permet aussi de créer des indicateurs qui servent aux politiques maritimes, à gérer les permis de pêche, à lutter contre les activités illégales, etc.
L’objectif aujourd’hui est de stabiliser le fonctionnement des nombreux systèmes d’observations de l’océan, de mieux les coordonner et surtout d’améliorer leur efficacité car leurs coûts sont très élevés (ou relativement modestes rapportés aux bénéfices de ces observations et connaissances).
Laurent, comment abordez-vous alors ces questions dans votre activité d’enseignant-chercheur ?
Comme enseignant, j’ai d’abord essayé de faire comprendre la nécessité absolue de l’observation, alors que la place de la modélisation - et les ingénieurs de nos écoles excellent sur ce plan – a eu tendance à un peu trop l’occulter, en tous cas en France. Chaque année, on arrive à embarquer des étudiants du campus ENSTA de Paris-Saclay en campagne océanographique en Méditerranée, et ils en reviennent transformés. C’est également un des thèmes d’expertise (hydrographie et océanographie cat. A) sur le campus ENSTA de Brest.
Pour l'OOSC et l’UNOC, les ECOP comme on les appelle – Early Carrier Ocean Professionals – sont une priorité absolue. Mais c’est vrai que je suis surtout, depuis presque 20 ans, un activiste des infrastructures de recherche.
Les programmes de financement de l’UE ont stimulé la construction d’un écosystème d’infrastructures qui jouent un rôle central en Europe, pour organiser les moyens de l’observation en mer notamment, et qui par effet domino pourrait-on dire, structure également l’organisation sur le plan national, et de plus en plus sur le plan global.
J’ai commencé par la question de l’observation automatisée par des drones. C’est une tendance importante, car l’observation par des navires de recherche présente de nombreuses limites, sans parler de la nécessaire décarbonation qui nous incite à revoir la complémentarité des moyens d’observation.